Ernest Ouandié, "dernier des Mohicans" de l'UPC

Rebecca Tickle
 
 
Sur la grande place à Bafoussam, les habitants de la ville sont rassemblés en silence en ce triste vendredi matin 15 janvier 1971 peu avant 11h. L’exécution des «rebelles» de l’UPC aura lieu d’un moment à l’autre, et les badauds sont arrivés de toutes parts.
 
Ernest Ouandié arrive, menotté et encadré par la soldatesque locale; il marche droit, la tête haute et souriant, à l’image du militant infatigable qu’il a été, en compagnie de deux de ses compagnons d’infortune. L’atmosphère sur la place est lourde et le silence règne. Ouandié refuse qu’on lui bande les yeux. Attaché au poteau d’exécution, non loin des locaux de la police judiciaire, il préfère voir la mort en face.
 
Le regard vide du peloton d'exécution le fixe. Le temps s'est envolé.  Ouandié sourit toujours.
 
Ses dernières paroles, prononcées haut et fort, resteront gravées dans l’Histoire et dans la mémoire du Cameroun. Considerant que d'être exécuté pour la liberté de son pays est un honneur, il lègue à sa patrie, quelques secondes avant sa mort, sa certitude que d’autres continueront le combat après lui, jusqu’à la victoire.
 
Et il se met à chanter.
 
À peine les derniers mots déposés dans les esprits, le crépitement des armes retentit.
 
Après la première salve, la voix d’Ernest Ouandié retentit:
«Que vive le Cameroun»,
et il tombe,
criblé de balles,
aux côtés de Gabriel Tabeu alias Wambo le Courant, et du jeune Raphaël Fotsing.
 
Un officier blanc se détache de l’assistance, s’approche de Ouandié mourant, s’agenouille auprès de lui, met la main à son étui de revolver, se penche en avant et tire à bout portant.
 
Le Cameroun est officiellement indépendant depuis le 1er janvier 1960.
 
 
Né en 1924 à Ndumla, arrondissement de Bana dans le Haut-Nkam, le jeune Ouandié sera très tôt confronté aux injustices brutales des colons. Alors qu’il n’est âgé que de 3 ans, la famille vivait à Bangou à ce moment-là, son père est déporté dans les plantations de café à Djimbong dans le Haut-Nkam. Contraint aux travaux forcés par l'administration coloniale, sa famille ne le revit qu'après trois longues années, alors qu'il était tombé gravement malade.
 
En effet, sous le régime colonial, les colonies françaises suivaient le Code de l’Indigénat, et l'octroi d'un statut légal inférieur aux populations des colonies françaises était chose ordinaire. Les travaux non rémunérés faisaient partie du système des Taxes et Travaux forcés, corollaires aux Amendes et Peines, dont le but était simplement de tirer un maximum de profit de la main-d'œuvre locale.
 
La plupart des grands projets coloniaux d'ailleurs, soit les routes, les mines et les infrastructures des plantations, étaient basés sur les travaux forcés.
 
Les colons estimaient que ces «contributions» étaient le tribut à payer par les indigènes pour la pacification, l'accès à la «civilisation» et à la protection. Dans le même ordre d'idée, les impôts également représentaient «la juste rétribution des efforts du colonisateur, l'application normale du droit absolu d'obliger les populations noires, auxquelles il apporte la paix et la sécurité, à contribuer dans la mesure de leur moyen aux dépenses d'utilité générale».
 
Ernest Ouandié grandit dans un contexte d'injustices sociales et de grande pauvreté. Dès l’âge de 9 ans son éducation est prise en maIn par son oncle Kamdeu Sango qui l’inscrit à l'école publique de Bafoussam où il fréquente déjà des camarades dont certains deviendront des cadres de l’UPC et d'autres de l'administration d’Ahidjo.
 
Son CEPE en poche, il entre à l’École Primaire Supérieure de Yaoundé, section enseignement, où il obtient le diplôme des Moniteurs Indigènes en 1943.
 
Les convictions d'Ernest Ouandié sont formées très tôt par les dures réalités du terrain et sa conscience se nourrit de son environnement social, à l'instar de son amour infini pour son pays.
 
Le destin d'Ernest Ouandié est donc tout tracé. Sa contribution à la libération des consciences de ses compatriotes et à la rébellion contre une force d’occupation brutale et sans remords ne se fera pas attendre.
 
C'est ainsi qu'en tant qu’enseignant, il subira de nombreuses sanctions disciplinaires sous forme de mutations intempestives, en raison de ses convictions politiques. Bien que déstabilisant sur le plan personnel, les différentes affectations de Ouandié lui permettront une propagation efficace de ses idées ainsi que l'implantation progressive de l'UPC à travers le Cameroun. C’est ainsi qu’il enseignera tour à tour à Edéa, Dschang, Douala quartier New-Bell Bamiléké, Doumé, Yoko, Batouri, Bertoua et finalement encore Douala.
 
Militant dès la naissance de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) en 1948, il en sera élu vice-président 4 ans plus tard.
 
Le rythme des mutations, destiné à saper à tout prix ses activités de "subversion" auprès de ses compatriotes au gré des affectations, augmente à mesure que l'administration coloniale perçoit l'évolution croissante de sa dangerosité.
 
Mais rien ne peut désormais freiner l’élan d’un homme motivé au sein d'un mouvement de mieux en mieux structuré, dont la froide détermination vise avant tout la libération du pays du joug insupportable de l’emprise coloniale.
 
Lors du 2ème Congrès de l'UPC en 1952 à Eseka, Ouandié est désormais chargé de l’organisation du mouvement et de la direction du journal la "Voix du Cameroun".
 
Ouandié contribue également à la reconnaissance de l'UPC à l'extérieur et représente le mouvement au Congrès Mondial de la Jeunesse Démocratique en Chine. En tant que syndicaliste reconnu, ses voyages l'amènent aussi à Moscou et à Paris.
 
Malgré toute la déstabilisation fomentée par les colons ainsi que leurs efforts de contrôle exercé sur les cadres du mouvement indépendantiste, la popularité de l'UPC se propage comme une traînée de poudre.
 
Sedar Senghor, prié par la France de chercher à tempérer les revendications indépendantistes de plus en plus véhémentes de l'UPC, ne réussira pas dans son entreprise. Galvanisé par une popularité croissante et bravant tous les interdits, Ernest Ouandié défie publiquement l'ami sénégalais de la France.
 
Ne réussissant plus à enrayer les avancées de l' UPC, malgré la répression de ses militants et de ses cadres, l'administration coloniale décrète l'interdiction de l’UPC en 1955.
 
Malgre l'exil et la clandestinité, le mouvement continue à se développer. La lutte s'intensifie en même temps que la traque et la répression par les forces coloniales. La recherche de moyens financiers et materiels s'accentue ainsi le renforcement de la structure par la formation des cadres.
 
En septembre 1958, Um Nyobè, leader charismatique de l'UPC, est exécuté par les troupes coloniales françaises. Félix Moumié en prend la direction.
 
Une indépendance de façade est octroyée au Cameroun par la France en 1960 et Ahmadou Ahidjo, garant officiel du leurre, est désigné président par ceux qui font semblant de partir, mais qui ne sont jamais partis.
 
Face au nihilisme français envers les revendications de l'UPC, porté par la proclamation d'une indépendance pour attrape-nigauds, la lutte pour la libération du Cameroun continue. La répression et les massacres tout autant. Le 3 novembre 1960, Félix Moumié, est assassiné au thallium à Genève par un agent secret français.
 
Ernest Ouandié prend ainsi la direction de l’UPC, et devient à son tour l’ennemi public no 1 des autorités camerounaises étroitement secondées par la France.
 
La guerre totale fait rage sur le terrain et l'aviation française fait disparaître des centaines de villages de la face du monde. Et des Camerounais par centaines de milliers de Camerounais sont tués. Et dans le maquis, Ouandié dirige, organise et forme sans relâche. En 1962, il monte une école de cadres politiques et construit des centres de soins. Très activement recherché, il échappe à plusieurs arrestations, et se replie dans le Haut-Nkam.
 
C'est ainsi que pendant neuf ans, Ouandié résiste.
Des pans entiers du territoire camerounais sont "nettoyés" par les forces camerounaises de la France.
 
De plus en plus solitaire et peu à peu privé du renfort de ses bases arrières, avec une pénurie chronique de ravitaillement, le « dernier des Mohicans » de l'UPC est traqué impitoyablement par une armée camerounaise assujettie à la France et qui a juré sa perte.
 
Doté d'une force mentale sans pareil, il ne pourra pourtant ni empêcher ses compagnons de maquis, vaincus par l'épuisement, à quitter peu à peu la lutte, ni les tentatives incessantes d'infiltration. C'est ainsi que, progressivement abandonné et trahi par les convictions perdues dans l'appât du gain, il se rend en août 1970.
 
Torturé et séquestré pendant six mois, interdit de visite et privé d'avocat, Ernest Ouandié est jugé par le Tribunal militaire de Yaoundé en décembre 1970, lors du « procès de la rébellion ».
 
Il écoutera la tête haute le verdict de sa peine capitale.
 
Entre un Ahmadou Ahidjo président et un Paul Biya Secrétaire-général adjoint à la présidence, le mouvement international de protestation contre les conditions inéquitables du jugement de Ouandié ne trouva aucune grâce.
 
Le dernier leader de l'UPC, amené à Bafoussam, est exécuté en public le 15 janvier 1971.
 
La morale de cette histoire se trouve dans l’esprit des Camerounais d’aujourd’hui et de ceux qui cherchent la libération du Cameroun des griffes d’un pouvoir qui s'intéresse avant tout à la prédation du patrimoine national.
 
Tant d'années après l’exécution d’Ernest Ouandié, la question cruciale de savoir où en est le Cameroun d'aujourd’hui, demeure, lancinante.
 
Tous les rôles présents en 1970 sont toujours là aujourd'hui: une petite poignée de militants sincères et infatigables, isolés ou mal entourés, ensuite ceux qui font semblant de militer, agenda caché dans leur poche, qui suivent le mouvement dans le vague espoir d'un bénéfice quelconque, ou au moins pour des bribes de gloire, ceux qui trahissent de l’intérieur, les corrompus qui ne reculent devant rien pour un peu d'argent, le dictateur qui aspire à la tranquillité éternelle, ceux qui bénéficient de ses bontés et de ses miettes, et ceux qui lui "conseillent" sa conduite stratégique en échange des promesses réitérées de l'application des accords de défense "au cas où".
 
Qu’a-t-on fait des sacrifices des héros camerounais et des autres?
 
La question nécessite une réponse introspective et sans détour, avant de continuer…
 
Mais attention, le temps est court.
Et demain est déjà là.

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