Le pionnier Mpodol
Rebecca Tickle
Le 13 septembre 1958 était exécuté sommairement Ruben Um Nyobè, Mpodol, « celui qui porte la parole des siens », figure de proue de la lutte pour un Cameroun libre de toute asphyxie coloniale.
L’abattage du charismatique leader indépendantiste était devenu pour la France une nécessité absolue, un préalable indispensable à l’octroi de « l’indépendance » au Cameroun. En effet, l’extinction définitive de l’UPC, née en 1948 à Douala, était une question de survie pour la colonie française du Cameroun.
La plus longue «pacification» de l’histoire coloniale française faisait rage depuis 3 ans déjà.
Ce 13 septembre donc, enfin localisé par les autorités, Mpodol fut abattu comme un animal sauvage dans une forêt en Sanaga Maritime au Sud-Cameroun où il se cachait avec ses compagnons de lutte, par une patrouille française qui traquait les maquisards sans relâche depuis des mois.
Son corps, traîné sans ménagement jusqu’au village de Liyong, fut exhibé devant la case des Travaux publics au carrefour de Boumnyebel, où tous les villageois des environs déambulèrent longuement pour voir une dépouille défigurée et méconnaissable. La négation physique du personnage illustre qu’Um Nyobè représentait, à travers la destruction de son apparence, fut renforcée par un enterrement fonctionnel éclair par les autorités, afin d’éliminer toute reconnaissance de son existence.
Dès sa mort, sa mémoire ne put donc être célébrée que dans la clandestinité ou hors du Cameroun, en exil. C’est ainsi que, devenu martyr dans l’espoir immense d’un Cameroun libre, Ruben Um Nyobè lega son esprit immortel à ses descendants.
Mongo Beti, résistant littéraire franco-camerounais dont une partie de l’œuvre d’ailleurs subit sans succès les assauts de la censure en France de l’après-guerre en 1972, avait un jour d’octobre 1945 désigné Ruben Um Nyobè comme « l’homme qui donnera une âme à son pays », tant son pacifisme et son humanisme contrastaient avec l’ambiance coloniale environnante.
Bien connu au-delà des frontières du Cameroun, le leader de l’UPC était parti plaider la cause d’un Cameroun véritablement indépendant au siège des Nations-Unies à trois reprises. Mpodol était un visionnaire et un héros aux yeux de ses compagnons et de ses compatriotes et les revendications de l’UPC étaient devenues très populaires. Sensibilisant les populations partout où il passait, il disait « vous êtes des esclaves inconscients… », à une époque où l’esprit de soumission battait son plein et où de regarder son interlocuteur blanc droit dans les yeux était un signe d’arrogance et de défiance.
Devant le refus de l’UPC de « collaborer » avec les autorités coloniales, le mouvement fut interdit dès 1955, obligeant ainsi les uns et les autres à continuer la lutte clandestinement. Jusqu’en janvier 1971, fin de la traque des leaders de l’UPC par l’exécution à Bafoussam d’Ernest Ouandié, dernier des Mohicans de l’UPC*, la moindre évocation d’Um Nyobè, de ses pairs ou du maquisard lamda était considérée comme subversive par des autorités résolument francophiles, faisant l’objet d’une répression méthodique et impitoyable. La rage brutale de la France, à travers l’instauration d’un régime de terreur, qui tout comme en Algérie, infiltrait, torturait et massacrait toute personne suspectée de résistance, avec le soutien inconditionnel des « conseillers » français qui encadraient le gouvernement que la France avait mis en place dès l’octroi de « l’indépendance ».
A part la guerre d’Indochine puis la guerre d’Algérie, derniers conflits coloniaux, peu de Français connaissent ce pan de leur histoire nationale qu’a été la guerre d’indépendance du Cameroun, et les principales archives restent jusqu’à aujourd’hui munies du statut « secret défense ».
Ce sont pourtant des centaines de villages rasés, plusieurs centaines milliers de villageois camerounais périssant ainsi sous les bombardements au napalm de l’aviation française, avec la déportation en parallèle de milliers de Camerounais dans le souci toujours de déraciner définitivement l’UPC, ennemi public no 1.
Le silence était devenu la langue nationale et la terreur au ventre le modus vivendi. Rien qu'à l'évocation du mot « maquisard», on tremblait déjà, la mine fermée. Les enfants de l'époque s'en rappellent. C’est ainsi également que leurs enfants n'ont pas tout de suite su qui était Mpodol.
Mais dès le début déjà, il était trop tard.
L’esprit de Mpodol, « celui qui porte la parole des siens », ne mourrait jamais.
Malgré toutes les embûches inhérentes à la fuite du temps et des vaines tentatives de négation contemporaine, rien ne pourra jamais estomper l'âme immortelle de Ruben Um Nyobè, de ses pairs et des nombreux compagnons et militants tombés au combat, ainsi que de la lutte qu’il a initiée et portée jusque dans le sacrifice suprême. De plus en plus d’enfants camerounais, témoins de sang malgré eux, savent que l’histoire du Cameroun est très loin d’être terminée et qu’un certain Mpodol leur a fait un leg qui résiste mystiquement à travers les âges. L’héritage d’Um Nyobè, gravé dans l'histoire de l'Humanité, est incommensurable et intact.
Un « potentiel insurrectionnel », selon les termes d’Achille Mbembe, dont la réanimation n'est qu'une affaire de temps, n'en déplaise aux négationnistes qui bombent le torse dans une impunité supposée éternelle, mais qui tremblent devant la puissance d’une idée. Ils finiront par se noyer dans ce zèle iconoclaste qu’ils croient pouvoir maîtriser à l’infini.
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* Ernest Ouandié, le « dernier des Mohicans », même auteur, publié le 15 janvier 2011.
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